Note: © D. Laguitton
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Ô beauté orgiaque des jours étirés de juin, comme j'aime ton parfum d'espérance et comme il me chagrine de te savoir comptée. Je sais, je sais, tu es fille des frimas et prélude d'un pourrissement certain, ponctuelle tu pars et ponctuelle tu reviens, soeur fidèle du tout aussi fidèle frère soleil dont je ne doute pas un instant lorsqu'il se drape de pourpre derrière le Mont Pinacle qu'il ressortira tout en pastel au dessus du Mont Sutton. L'embrasement du feuillage d'automne sera ta manière de prendre congé en faisant danser sur mes rétines amnésiques des génies colorés qui s'éteindront dès que sonnera le couvre-feu monochrome de l'hiver. Couleurs qui fouettez l'âme comme vent du large sur le pont d'un navire, accouchements chromatiques de la terre féconde, embruns d'un océan où je voudrais plonger, c'est de vous et de vous seulement, que je pouvais parler. Le blanc de la première neige sera la superposition hivernale de toutes vos grâces et les nuits frigides un rappel du besoin d'espérer car, comme plaisir d'amour, les couleurs de la joie se changent prestement en larmes...
C'est Guy Béart qui chante cette métamorphose:
"Dors mon enfant c'est déjà l'heure,
ça ne sert à rien que tu pleures,
dans tes yeux couleur d'arc-en-ciel
il y a des larmes de sel.
Couleurs vous êtes des larmes,
couleurs vous êtes des pleurs...
Elle est en couleur mon histoire,
il était blanc elle était noire,
la foule est grise, grise alors,
il y aura peut-être un mort.
Couleurs vous êtes des larmes,
couleurs vous êtes des pleurs.
Il lui a donné des cerises
et noire sa main les a prises
et rouge sa bouche a mordu,
il y a demain un pendu.
Couleurs vous êtes des larmes,
couleurs vous êtes des pleurs...
Voici des fleurs toutes bien faites,
de la rose à la violette,
le bouquet qu'il lui a offert
était bleu, rouge, jaune et vert..."
Tragiquement, la chanson se poursuit en faisant rimer "ils se sont baignés dans la mer" avec "il y aura des revolvers"... Aussi, en l'honneur des couleurs du printemps, au nom du contrôle des armes à feu et pour protester contre la violence dans les médias, je censure Guy Béart en concluant avec le dernier couplet d'une autre de ses chansons:
"Les mots que j'entends seront éclatants
Et nous danserons une ronde
Une ronde brune, rouge et safran
Et blonde..."
Quant à l'hiver... il faut bien que le grand Picasso de là-haut lave sa palette...
© D. Laguitton
Sutton, juin 2000
Donner permet de recevoir, recevoir permet de donner, c'est presque de la physique élémentaire. Nos difficultés commencent lorsque nous introduisons dans la chaîne de nos interactions un attachement ou une volonté : "je le veux, je l'aime, je le garde". Qu'un seul passeur de seaux d'eau eût succombé à ce type d'attachement et le village tout entier eût été privé de pain. Un pêcheur avare de son bout de corde eût aussi privé tout le monde de poisson.
Dans les débats de société, il est souvent question d'une troisième voie humaniste entre un capitalisme défini comme "l'exploitation de l'homme par l'homme" et un communisme qu'une boutade définit comme "l'exploitation inverse"... Même si cette troisième voie n'est pas pour demain au niveau global, elle est régulièrement mise en oeuvre de manière discrète dans tout rapport fondé sur la solidarité et l'altruisme. Elle inspire, par exemple, les rapports qu'ont entre eux les membres des groupes d'entraide qui mettent en pratique la formule du philosophe Américain Ralph Waldo Emerson selon laquelle "Une des plus belles rétributions que nous offre la vie est qu'il est impossible à l'homme d'aider son semblable sans en retirer lui-même de l'aide." Ce lien étroit entre donner et recevoir fait l'objet de nombreux autres témoignages, à commencer par celui de Gide lorsqu'il écrit : "Une des pires souffrances de la misère, pour qui n'est pas incapable d'amour, c'est de devoir toujours recevoir, de ne pouvoir jamais donner." "C'est quand on a tout donné, quand on ne tient plus à rien qu'on possède tout" affirme pour sa part Marcel Jouhandeau alors que, pour Abdallah Ibn Al-Abbas, "Cette pièce n'est vraiment à toi que si elle quitte ta main." "Que me reste-t-il de la vie? Que me reste-t- il?", demande encore Vahan Tekeyan qui répond lui-même: "Que cela est étrange, il ne me reste que ce que j'ai donné aux autres..."
Je dois à la tradition orale l'histoire suivante que j'ai transcrite dans mon recueil de pensées quotidiennes "Une feuille à la fois" (p. 203).
Deux frères avaient hérité chacun de la moitié du grain de leur père. L'un vivait seul, l'autre avait plusieurs enfants. Après avoir engrangé sa part, le premier s'était dit en lui-même: Il n'est pas juste que j'aie hérité de la moitié du grain de mon père, mon frère a plusieurs bouches à nourrir alors que je vis seul et n'ai donc pas besoin d'autant de grain. Il résolut donc de porter secrètement chaque nuit un boisseau de grain dans le grenier de son frère. Ce dernier, après avoir engrangé sa part avait réfléchi: Il n'est pas juste que j'aie hérité de la moitié du grain de mon père, mes enfants m'aident à cultiver les champs alors que mon frère n'a personne pour l'aider. Il résolut donc de porter secrètement chaque nuit un boisseau de grain dans le grenier de son frère. Ainsi, chaque nuit, à l'insu l'un de l'autre, les deux frères parcouraient furtivement le chemin qui séparait leurs demeures, un boisseau de grain dans les bras. Ils avaient bien remarqué que leur réserve de grain ne semblait pas diminuer, mais cela ne faisait que renforcer leur détermination à la partager. Une nuit, au milieu du chemin, l'inévitable se produisit, ils se rencontrèrent... Comprenant ce qui s'était passé, ils tombèrent alors dans les bras l'un de l'autre et versèrent des larmes d'amour tandis qu'une voix puissante s'élevait dans la nuit: "La terre sacrée où le Temple sera construit est là où les hommes se rassemblent dans l'amour."
Pure utopie! diront certains. Peut-être, mais savent-ils qu'un auteur russe a écrit que "sans utopie, aucune activité véritablement féconde n'est possible"? Et que René Dumont, un des pères de l'écologie, a intitulé un des ouvrage qui l'ont rendu célèbre: "L'utopie ou la mort"? Respirer, le prototype-même du cycle "donner-recevoir", est une de ces "activités véritablement fécondes" consistant à opter 15 fois par minute pour l'utopie plutôt que la mort... Pourfendeurs d'utopies de tout poil, pensez-y donc avant de manquer de souffle: à vos marques... prêts... respirez!
© D. Laguitton
Sutton, octobre 2000
"...Un homme de chez nous, de la glèbe féconde
À fait jaillir ici d'un seul enlèvement,
Et d'une seule source et d'un seul portement,
Vers votre assomption la flèche unique au monde...
C'est la pierre sans tache et la pierre sans faute,
La plus haute oraison qu'on ait jamais portée..."
Renseignements pris, la pierre venait de Berchères-les-Pierres, modeste hameau à quelques kilomètres de Chartres. À la perspective de pouvoir satisfaire ma curiosité, bien qu'on m'ait prévenu que l'ancienne carrière ne se visitait pas, une impatience mêlée d'appréhension s'empara de moi: j'allais donc voir le lit minéral d'où était sortie, un bloc à la fois, l'architecturale splendeur de Chartres. Le site de la carrière s'appelait Berchères-l'Évesque lorsque la tourmente révolutionnaire épura les toponymes de toute connotation religieuse et brûla à Chartres, en 1793, l'ancienne statue de la vierge noire que les druides assemblés dans la forêt des Carnutes vénéraient déjà, avant notre ère, sous le nom de Virgo paritura, "la vierge qui doit enfanter". Le nom-même de "Beauce", la plaine fertile où est située Chartres, viendrait de Belisa, forme réduite de Belisama, un des multiples noms de la Magna Mater ou Grande Mère. Le culte du féminin sacré est donc implanté depuis longtemps dans la région.
Je n'eus aucune difficulté à trouver le site boisé de la vieille carrière aujourd'hui transformée en... --faut-il y voir un signe des temps?-- dépotoir et terrain de moto-cross... Je n'oublierai jamais l'étrange sensation qui m'envahit lorsque, après l'avoir traversé, je remontai de ce cratère creusé de main d'homme où quelques énormes blocs de calcaire brut et les rouages rouillés d'un vieux treuil témoignaient encore d'une époque où ce lieu avait été vibrant d'activité. Lorsque mon regard émergea de nouveau sur la plaine beauceronne où, à quelques kilomètres, les deux tours de la cathédrale trouaient le ciel bas de cet après-midi d'automne, j'eus le sentiment que toute l'histoire de l'homme en devenir était inscrite à cette interface du dépotoir de Berchères et du glorieux vaisseau de pierre dont la nef à deux mâts sortie de sa matrice minérale fait voile vers l'infini depuis tant de siècles. À ce point de jonction de deux mondes à la fois contraires et symbiotiques, je sentis monter en moi un courant jailli du creuset de pierre brute où j'avais les deux pieds solidement plantés. Comme une foudre sortie des entrailles de terre, ce flux indéfinissable montait vers le ciel, guidé et aspiré par les paratonnerres des deux flèches. Combien d'hommes et d'animaux, me suis-je maintes fois demandé depuis, tailleurs de pierres et bêtes de somme, ont-ils été foudroyés avant moi dans cet athanor de pierre? La destinée humaine ne se résume-t-elle pas en effet à ce corps-à-corps entre un pôle négatif représenté par le trou de Berchères vidé de sa roche, moule de cathédrale empli d'immondices, et la glorieuse saillie de pierre transmutée en supplique architecturale au pôle positif ? Les mots que Pablo Neruda destinait au Macchu Picchu chantent cette alchimie avec autant de justesse dans la Beauce que dans les Andes: "Serpiente mineral, rosa de piedra. Nave enterrada, manantial de piedra. Geometría final, libro de piedra... --Serpent minéral, rose de pierre. Nef ensevelie, source de pierre. Géométrie ultime, livre de pierre.--"
En lisant le livre de pierre de Berchères-l'Évesque le Maître de Chartres devait percevoir sa tâche, ainsi que le fera après lui Michelange, comme une archéologie visant à dégager au burin les formes d'une cathédrale enfouie dans le calcaire de Beauce. Lao-Tseu, deux millénaires plus tôt n'invitait-il pas déjà le disciple de la Voie à "se laisser tailler comme un bloc de bois brut" ? On ne s'étonnera pas de cette révérence pour les règnes minéral et végétal que l'on traite pourtant si souvent d'inférieurs, lorsque l'on adhère à la maxime antique qui nous rappelle que: "Dieu dort dans les minéraux, s'éveille dans les plantes, marche dans les animaux et pense dans l'homme."
Qui osera traiter encore de "vulgaire" le plus modeste tas de cailloux... ?
© D. Laguitton
Sutton, janvier 2001
"Antique" et "ancien" viennent tous deux de ante qui signifiait "avant", alors que "vieux" est dérivé de vetus qui désignait, en général, tout ce qui était en passe de devenir "vétuste" et, en particulier, le vin "de l'année précédente". De là à en conclure que, pour les Romains, "vieux vin" et "vin vieux", c'était blanc bonnet et bonnet blanc...
Oublions donc les racines et rabattons-nous sur l'usage. Une vieille chaussette peut-elle devenir une antiquité? Même question pour un moulage en plâtre de la Vénus de Milo? Un vieux pavage en pierre dite "cultivée" (traduction: en ciment) peut-il devenir une Via Antiqua? Je ne crois pas, sauf dans des cas très particuliers. Il est clair qu'une chaussette tricotée par Pénélope en attendant Ulysse, ou une des socquettes blanches portées par Jules César lors de son premier rendez-vous avec Cléopâtre, mériterait le titre d'antiquité "pure laine". Mais la vénus kitsch et le pavage moulé, me semblent ne pouvoir que devenir vieux ou même "croulants" dans tous les sens du mot, et le temple de la renommée des antiquités leur est sans doute à jamais interdit.
En effet, quand bien même un objet deviendrait assez vieux pour usurper, dans le langage courant, et par le seul mérite du nombre de ses ans, le titre d'antiquité, il en aurait le titre sans en avoir la noblesse car celle-ci dépend d'une qualité et pas seulement d'une quantité. Cette qualité est conférée à un objet par les mains qui l'ont fabriqué ou touché avec Amour au sens le plus profond du mot. Pour être antique, l'objet doit donc être aussi un objet d'art, non pas au sens mercantile et élitiste où l'on entend aujourd'hui ce mot dénaturé dans un monde obsédé par la valeur marchande, mais au sens véritable de l'art qui est rencontre et relève du monde de la qualité. L'art véritable établit une relation au niveau de l'âme entre celui qui façonne l'objet et l'Être qui lui parle par cet objet et parlera ensuite à tous ceux qui se laisseront "toucher" par lui comme par un sacrement. "Objets inanimés avez-vous donc une âme Qui s'attache à notre âme et la force d'aimer?" demandait Lamartine. Seuls certains objets semblent pouvoir nous rejoindre à ce niveau: "Un objet, un meuble, ne peut être viable et durable, que s'il naît à la manière des hommes. Il doit être conçu comme un enfant", précise Drieu La Rochelle. La formule est intéressante, même si elle perd de sa pertinence dans un monde où l'enfant est de plus en plus conçu (et transbahuté) comme un meuble.
Le vieil objet ne témoigne généralement que de la vie dans le temps, il est, au mieux, un témoin du passé et, le plus souvent, un poids qui nous embourbe dans l'avoir. L'objet d'art, au contraire, reste vivant et acquiert même, au fil des ans, une capacité encore plus grande de nous émouvoir à un niveau essentiel. Témoin de la Vie hors du temps, il nous élève au- dessus du marais de l'histoire et la longévité par laquelle il devient objet antique lui vient, en partie, de sa vitalité contagieuse qui incite ceux qu'elle émeut à le conserver. Il y a évidemment bien des exceptions au respect qu'inspire l'objet d'art, exceptions qui contribuent à en faire un objet rare : les vandales qui ont saccagé Rome et Alexandrie au cinquième siècle et brûlé les Vierges noires au dix-huitième s'entraînent aujourd'hui au canon sur les antiques Bouddhas d'Afghanistan. Il n'est pas non plus impossible que nous soyions nous-mêmes en train de nous forger aux yeux des générations qui suivront le titre peu enviable de vandales, responsables par action ou par omission du saccage de notre merveilleuse planète dont les cicatrices témoigneront, bien après nous, de la culture d'agression systématique envers la Vie que nous avons laissée s'y installer.
Et l'Homme, demanderont certains, devient-il vieux, ancien ou antique? Il peut aussi devenir antique dans la mesure où il est un Homme d'art. Grande âme plus que grand âge forgent l'Homme antique : Lao-Tseu signifie, rappelons-le, "vieil-enfant", symbole de la jeunesse éternelle. Conseil des anciens, vieux de la vieille, sagesse antique, maintes expressions nous rappellent les vertus de l'âge bien vécu. Comme un vin vieux, le sage ne s'alarme donc pas si, au dire du calendrier, il prend de la bouteille...
Que cet été soit pour tous l'occasion de renouer ou de renforcer nos rapports avec l'essentiel qui s'exprime par l'objet d'Art, profitant pour ce faire du véhicule privilégié qu'est, dans la grande région de Sutton, notre annuel Tour des Arts.
© D. Laguitton
Sutton, Avril 2001
Mais que veut donc dire ce symbole : © ?
Cette "pensée quotidienne" hors-série est ajoutée de manière virtuelle à mon livre Une feuille à la fois dont j'ai appris récemment qu'il a été joyeusement copié et redistribué "une feuille à la fois" d'une couverture à l'autre par des pirates qui ont poussé l'humour (?) jusqu'à protéger par leurs propres droits d'auteurs les "chroniques" où ils le reproduisaient page après page ET à m'expliquer "candidement", lorsque je m'en suis aperçu, ne m'avoir jamais demandé la permission parce que la première page de mon livre où se trouve l'interdiction de reproduire sans autorisation" est la seule qu'ils n'avaient jamais lue ... pas mal, quand même! Quelle dévotion! Le texte qui suit est cordialement offert à quiconque est disposé à se pencher, ne serait-ce que pour quelques instants, sur la question des obligations et des droits relatifs à la propriété artistique et intellectuelle si souvent mal comprise et bafouée.
Pirate candide dont l'inconscience m'a motivé à écrire ces lignes, fais ce que tu voudras de ce texte qui est le fruit de quelques heures de réflexion pour en recevoir les idées, et de travail sur la forme pour que tu le lises dans une forme qui leur fasse justice et te rejoigne. Merci de m'en avoir fourni l'occasion.
Il en va des idées comme de tout autre élément de notre existence: on peut les aborder sur le mode "avoir" ou sur le mode "être".
Sur le mode "avoir", l'idée est un objet envers lequel on peut exercer un désir de possession dont le point de non-retour est atteint dans la compulsion d'avoir communément appelée "avarice", une assuétude qui finit, comme tant d'autres, par ravir ce qu'il reste d'estime de soi à celui qui en est victime. "Je pense, donc je suis", le fameux "cogito" de Descartes, a servi de bannière et d'étang narcissique à toute une culture à laquelle la découverte accélérée de son pouvoir de dominer la nature en la mettant aux fers de la raison procurait ses premières ivresses matérialistes au siècle dit "des lumières". Comme l'adolescent grisé par le sentiment d'invulnérabilité éphémère mais infiniment séducteur de ses premières expériences de drogue ou d'alcool et que l'on retrouve quelques décennies plus tard dans l'état de décrépitude physique et de faillite spirituelle auquel conduisent la plupart des dépendances, la société du paradigme cartésien s'est peu à peu enlisée dans le gouffre infernal de l'avarice. Le piratage des créations intellectuelles ou artistiques, forme de cleptomanie des idées aujourd'hui plus banale que le vol à l'étalage, en est un symptôme.
Sur le mode "être", l'idée, qu'elle soit littéraire ou scientifique, est toujours "artistique" en ce sens qu'elle exerce la fonction fondamentale de l'art véritable qui est de relier l'homme à un réservoir "Idéal" de conscience plus grand que lui et qu'il a parfois la prudence de ne pas nommer parce qu'il sait ne pas pouvoir lui faire justice en le soumettant au moule du nom-concept. L'idée abordée en ce sens est un fluide vital qui n'appartient à personne, tout comme la Vie dont les mystères suscitent pourtant tellement de convoitise chez les conquistadors de la science moderne et ne peuvent s'enfermer dans leurs modèles ou leurs tours d'ivoire. L'idée est reçue, sur le mode être, comme une grâce et partagée comme le pain d'une action de grâce. Le vol d'idée devient alors sacrilège. C'est pour tenter d'éviter une telle profanation que la forme particulière (livre, tableau, pièce musicale, sculpture, etc.) qu'a prise l'Idéal manifesté dans la création artistique et qui est l'équivalent des formes multiples que prend la Vie dans un cristal de roche, un arbre, un animal ou une personne humaine, doit être protégée de la convoitise des drogués de l'avoir. Les sociétés administrativement évoluées où règne une avarice endémique se dotent ainsi de principes d'éthique et de lois qui définissent et protègent ce qu'on appelle "les droits d'auteur". N'embellisons rien: un souci de protéger l'oeuvre et l'idée perçues comme "un avoir" inspire la plupart de ces réglementations bien plus qu'un sens du sacré. Il n'en reste pas moins que, sans une législation des droits d'auteur, la république des pirates aurait depuis longtemps fait main basse et hissé son pavillon (photocopié) sur tout le patrimoine artistique de l'humanité.
Le non respect de la propriété artistique, particulièrement virulent sur l'autoroute de l'information, est au plan des idées ce que la piraterie en haute mer est aux biens matériels en transit. En s'emparant des créations d'un autre à des fins lucratives, le pirate tente de remplacer par une quantité d'avoir une qualité d'être dont il a perdu l'accès et dont, ironiquement, l'exercice paresseux de la piraterie le prive davantage. "Il a si peu d'amour propre qu'il nous cite" écrivaient les frères Goncourt, dans une tirade dont on peut, il est vrai, questionner la modestie et la citabilité, mais qui a l'avantage de faire un diagnostic pertinent des mobiles profonds du pirate. Qu'auraient-ils dit de celui qui cite à son compte ou reproduit sans attribuer...? Parler de la flatterie du plagiat est peut-être une manière de faire contre mauvaise fortune bon coeur, mais n'est-ce pas aussi oublier le ricanement du renard de la fable ? : "...mon beau seigneur, apprenez que tout flatteur vit aux dépens de celui qui l'écoute."
Comme dans toute compulsion, le déni joue un rôle central dans la piraterie intellectuelle et artistique: comme un Robin-des-bois de la forêt des idées, le pirate invoque souvent "la bonne cause" pour tenter de se blanchir. Demander la permission requise pour reproduire lui répugne comme une incursion forcée sur un terrain d'être dont il a oublié le langage et qui contrarie l'orgueil de son avarice. Il n'hésite pas non plus à blâmer un tiers, celui qui sonne l'alarme sur ses exactions ou le détenteur des droits, cet empêcheur de co-piller en rond. Aux objections de sa conscience il oppose parfois aussi le pathétique esprit de corps du conformisme: "tout le monde le fait.... fais-le donc."
Rien n'exclut évidemment qu'un auteur masque lui-même une compulsion d'avoir en se retranchant superbement derrière une définition ou une interprétation abusive des droits ou du titre d'auteur. Un exemple criant nous en est fourni dans l'orgie de brevets par lesquels des corporations multinationales tentent de se forger des titres de propriété incluant les plantes médicinales, les semences et même certains aspects du génome humain. Rien n'est simple dans les replis du mental humain car, comme l'écrivait si justement Prévert: "Quand on le laisse seul, le monde mental ment, monumentalement." Reste bien le miroir au mur de l'examen de conscience... hélas, lui aussi ment effrontément à Narcisse.
Le droit d'auteur qui protège une création artistique sanctionne un labeur sur le mode de l'être et nul n'a le droit, au nom de quelque idéalisme que ce soit, de s'ériger en propriétaire-gérant de l'oeuvre d'un autre pour en disposer à sa guise. Enfermer un Van Gogh dans un coffre-fort est une infâmie, en faire des faux l'est également. À une échelle moins spectaculaire sans doute mais comparable au niveau des principes, "le co-pillage" des livres est un fléau quotidien qui a pour premier effet de réduire la capacité de l'auteur d'en publier d'autres en le privant du mince revenu de la vente de ses livres. Mais oui, mais oui, je connais l'argument qui consiste à prétendre qu'en copiant on lui fait de la pub gratuite! Ceux qui copient des textes sans les attribuer ne peuvent certainement pas l'invoquer !
Le mot "propriété" désigne, à la lettre, ce qui est propre à quelqu'un ou à quelque chose. Au delà du sens dominant qu'on lui connaît et qui est relié à l'avoir, il a un sens profond relié à l'être: ne parle-t-on pas des "vertus" d'une plante pour désigner ses "propriétés" essentielles? Verrons-nous le jour où la vertu de l'homme désignera également les "propriétés" profondes de son être? On serait alors sans doute plus enclin à respecter la "propriété artistique", autre manière de désigner l'artiste qui trop souvent sommeille au coeur de chacun, y compris au coeur du pirate qui l'ignore.
Aujourd'hui, j'aborde l'art de vivre comme une création artistique associée à des obligations et protégée par des droits d'un auteur qui m'invite à être co-créateur.
Daniel Laguitton
Sutton, Mars 2002
La manière de recycler varie selon ce que l'on recycle et selon la personnalité de celui qui recycle. Le poste de télé plus ou moins déglingué ou le sofa sur lequel "Timinou" s'est fait les griffes pendant les dix dernières années sont ainsi parfois placés au bord du chemin avec le vague espoir qu'ils trouveront preneur avant que le camion à ordures ne les réduise en miettes. Je dois à cette méthode la douzaine de volumes flambant neufs d'une collection d'oeuvres de prix Nobel de littérature qui, sauvés in extremis de l'infamie du dépotoir, accumulent aujourd'hui la poussière en attendant que je les refile moi-même à d'autres qui les déposeront à leur tour au bord d'un trottoir ou en feront don à une bibliothèque.
Le recyclage ne se limite pas non plus aux objets de consommation ou à leur emballage: les travailleurs mis à pied se recyclent couramment, tout comme les idées redécouvertes comme vin vieux dans de nouvelles outres. Bref, le cosmos tout entier est une vaste usine de recyclage et les doigts qui écrivent ces mots, comme les yeux qui les liront, seront inéluctablement retournés à la terre "qui est déjà de chair, de fourrure et de fiente..."
Comment parler de recyclage sans mentionner que la vulgaire "cannette" en aluminium, qui fait "pschitt" quand on lui tire la languette, prendra plus d'un siècle à se désintégrer alors que, recyclée, elle a au moins le mérite d'économiser une quantité d'énergie équivalant à la consommation d'une ampoule électrique de 100 watts pendant plus de 3 heures ? Surtout, surtout, ne pas lire ici que je suggère de remplacer nos centrales électriques par des usines de Coca-Cola ! Chaque tonne de papier recyclé épargne 17 arbres. Quant au banal bout-filtre que le fumeur jette négligemment à terre, il y restera pendant une dizaine d'années pour se retrouver (p'tit train va loin...) jusque dans les entrailles de truites, pourtant non fumées, au fond de lacs qu'on aurait pu croire inviolés. Un rapport de la très sérieuse National Academy of Sciences des États-Unis nous apprend, par ailleurs, qu'il faudra la bagatelle de 3 millions d'années pour que le niveau de radioactivité des déchets nucléaires contemporains retombe au niveau naturel! L'Homo Sapiens a peut-être sa grandeur, mais c'est aussi un fieffé vandale que la Nature, dans sa grande sagesse, pourrait bien finir par se lasser de recycler sur la planète où il n'est à l'essai que depuis quelques centaines de siècles.
Plutôt que de tenter de cerner en une courte chronique un sujet qui a déjà noirci pas mal de papier (pas toujours recyclé) et fait l'objet d'un Vade-mecum que tout élu municipal devrait avoir lu et mis à la disposition de ses concitoyens (www.cercle-recyclage.asso.fr), j'illustrerai, pour conclure, deux moyens extrêmement simples d'aborder le problème du recyclage à sa source.
Première mesure simple mais qui exige une certaine discipline: se munir d'un panier ou d'un sac en toile pour faire ses courses. La pratique du sac jetable est si répandue que s'y soustraire demande parfois une certaine détermination. Ainsi, dans les magasins de la Société des Alcools du Québec (SAQ), dont le sigle, s'il est homonyme de "sac", ne signifie quand même pas "Scions les Arbres du Québec", on va jusqu'à invoquer "la loi" (sic) pour tenter de justifier un sac en papier brun pour chaque bouteille et un autre en plastique si l'achat est de deux bouteilles ou plus! Gaspiller serait donc non seulement légal, mais aussi obligatoire... Lorsque j'ai demandé au bureau de relations publiques de la SAQ de me faire parvenir le texte de cette loi on m'a d'abord répondu que "cela prendrait un certain temps avant qu'on ne soit en mesure de répondre." Et quand la réponse est finalement venue : "Aucune loi gouvernementale ne stipule que les bouteilles doivent être couvertes d'un sac de plastique... c'est plutôt un règlement d'entreprise ayant pour but d'assurer la sécurité des dits produits." On a même eu le raffinement d'arroser le tout par cette trouvaille de grand cru: "De plus, vous vous en doutez sûrement, l'emballage des bouteilles dans des sacs de plastique vise à dissuader les gens de consommer sur la voie publique." Par Saint Émilion, si je m'en doutais ! Le festival "Juste pour rire" aurait-il besoin d'un commanditaire...
Seconde mesure, encore plus simple : chacun peut demander au bureau de poste ET aux agences responsables de la distribution d'imprimés publicitaires de ne plus recevoir ces tranches d'arbre non sollicitées et écologiquement obscènes (voir www.the-cma.org/fr_index.html). Pour chaque personne qui fait cette démarche, un à deux arbres de plus continueront de pousser chaque année au lieu d'être réduits en bouillie barbouillée d'encre toxique. Multiplions ce nombre par les centaines de milliers de foyers qui reçoivent ces imprimés et les mettent à la poubelle ou au bac à recyclage sans même les sortir de leur enveloppe et l'argument facétieux qui fait valoir qu'ils " rentabilisent " la collecte sélective devient aussi intenable que la position de celui qui, pour se chauffer, scie la branche sur laquelle il est assis. Publi-sac, comme le faisait remarquer une petite rigolote, est le jumeau de Cul-de-sac.
Mais, diront certains, le Tour de Sutton (journal local pour lequel est écrite cette chronique) ne fait-il pas lui-même partie des imprimés non sollicités ? S'ouvre alors un débat pour différencier les média "principalement culturels" des imprimés "principalement commerciaux". Rien n'est simple ni parfait chez les hommes, mais rien n'est insoluble. En attendant: sortons nos beaux paniers et allons-y mollo sur le gaspillage du papier.
© Daniel Laguitton
Réflexion... à recycler
Recycler est devenu un des gestes les plus civiquement corrects qui soient et l'adepte de la surconsommation qui se débarrasse chaque semaine d'une montagne de papier et de contenants vides par le biais de la collecte sélective ressemble parfois à un pénitent qui allège sa conscience au bac bleu d'une contrition plus qu'imparfaite pour tenter d'oublier qu'il fait partie des 5% de la population de la planète qui y génèrent 50% des déchets.
Sutton, Juillet 2002
Je suis stupéfait et outré qu'une génération de technocrates grisonnants et bedonnants qui s'est systématiquement vautrée dans la consommation a outrance, dans le pillage des ressources naturelles, dans la promotion du crédit et des baisses d'impôt au service de la gratification à court-terme, dans l'étatisation des loteries et des jeux d'argent, dans la tolérance de primes et de salaires scandaleux qui font des chevaliers de l'industrie, de la finance et du sport les bandits de grands chemins d'aujourd'hui, ait l'audace de présenter elle-même aux générations montantes, police et lois répressives à l'appui, les premières factures de ses excès sous forme d'augmentation de l'âge de la retraite, de coupures du filet social, de dilution des protocoles de protection de l'environnement et d'augmentation des frais des scolarité, pour ne nommer que ces têtes de pont d'un néo-colonialisme faussement appelé " néo-libéralisme ".
Générations montantes, vous êtes les fils et les filles d'ivrognes, au sens le plus générique du mot; vous aurez à vous libérer du traumatisme psychique profond de cette filiation et à guérir la Terre et la biosphère du traumatisme tout aussi profond que laissent dans leur sillage ces hordes dévastatrices. Soyez patients et méthodiques, apprenez à voir le monde tel qu'il est et non à travers les lunettes déformantes des magiciens de la dictature de l'image, apprenez surtout à voir l'homme tel qu'il est dans son corps à corps avec tous les possibles, entre l'abomination et le sublime. L'autre, où qu'il se situe sur l'échelle qui va du tortionnaire au médecin sans frontières, est toujours l'homme, c'est-à-dire un miroir de qui vous êtes et du potentiel d'infamie ou d'élévation en chacun de vous.
Et surtout, surtout, pour vous libérer de leur emprise, pardonnez-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font.
© Daniel Laguitton
Carré rouge
William Blake
Sutton, juin. 2012