Souffrance = Effort
Le risque que nous encourons de souffrir de façon stérile se comprend mieux si nous saisissons le mécanisme de perte de sens qu'est l’anesthésie.
L’anesthésie n’est évidemment pas la suppression de la douleur. C’est la suppression de la sensibilité à la douleur. L’anesthésie est une réduction ou une suppression de notre sens d'orientation. Elle vise à rendre une douleur plus facile à supporter. Nous sommes familiers avec ses applications en chirurgie et en dentisterie, domaines où elle est utilisée pour faciliter des réparations corporelles en allégeant l’effort requis par celui qui souffre. L’anesthésie est un des fleurons de la science médicale et son utilité est indiscutable. Il convient par contre d’examiner sérieusement l’usage courant et souvent inconscient que nous en faisons, non pas pour faciliter la réparation de nos ruptures, mais au contraire, pour éviter de les réparer ou même de les assumer. Je veux parler des mille et une façons dont nous manipulons les circonstances, les objets et les personnes pour éviter de faire face à nos ruptures intérieures, déchirements infiniment plus graves que nos caries dentaires. L’anesthésie n’est pas seulement disponible dans la seringue du médecin, elle l’est dans nos moindres faits et gestes, dans la façon dont nous abordons les éléments les plus courants de notre vie quotidienne. Nous sommes des génies lorsqu’il s’agit de trouver les moyens de masquer la douleur ressentie lorsque notre équilibre psychique et émotionnel est rompu. Nos anesthésiques les plus courants sont la sexualité, la dépendance affective, l’alimentation, la pensée obsessionnelle, l’activité compulsive et la consommation de substances chimiques (tabac, alcool, médicaments, drogues). En fait, le terme société de consommation vend la mèche: la consommation compulsive produit une ivresse qui, si elle n’est pas forcément éthylique, n’en constitue pas moins un état altéré caractérisé par une sensibilité réduite. Nous vivons une bonne partie de notre existence en état d’anesthésie plus ou moins prononcée. Comment s’étonner des difficultés que nous éprouvons à trouver un sens à la vie lorsque nos détecteurs de sens ont à toutes fins pratiques, la vigueur d'un patient sur la table d'opération!
Qui dit anesthésie dit perte de sens et, par conséquent, besoin d’orientation. C’est là que la notion de soulagement entre en ligne. Soulager veut dire alléger un fardeau. C’est toujours la souffrance qu’on allège et jamais la douleur. On peut soulager l’effort requis pour supporter une rupture et l’effort requis pour la réparer, mais on ne saurait soulager une rupture, les deux mots ne vont pas ensemble. On peut seulement masquer la douleur et la rendre plus facile à supporter. Cette forme de soulagement est statique, comme un vérin hydraulique placé sous une charge, il supporte mais n'implique en rien une direction. Les vérins hydrauliques qui soulagent la souffrance statique sont aujourd’hui les substances chimiques appelées anesthésiques et analgésiques. "La tête lourde? Prenons la pilule supercric et nous pourrons continuer à porter un casque de plomb."
Le soulagement est dynamique lorsqu’il allège l’effort réparateur d’une rupture. Il devient alors compassion, à la lettre "souffrance avec", effort partagé. Le soulagement est un accompagnement dans la souffrance. C’est l’être humain compatissant qui soulage et non plus le vérin de l'anesthésie.
On peut se demander s’il est éthique de soulager une souffrance sans s'assurer d'abord que souffrance et soulagement vont dans le sens d'une réparation. Prenons l’exemple volontairement caricatural de celui qui se frappe la tête avec un marteau. En lui fournissant un remède contre les maux de tête, on ne le soulage pas, on masque seulement sa douleur et on lui permet de l’aggraver. Au mieux, on maintient le statu quo du non-sens. Or, c’est exactement ce que nous faisons chaque fois que nous recourons à la solution de facilité dans tous nos déchirements, soit en les niant, soit en les anesthésiant par le blâme et la racune ou par des comportements compulsifs.
Soulagement avec sens, orientation et fardeau partagé
Soulagement avec perte de sens, rupture masquée
En confondant douleur et souffrance, nous bannissons l’une et l’autre sans nous interroger sur leur sens profond. Ce faisant, nous aggravons notre fragmentation intérieure et nous nous écartons de l’état d’intégrité qu’est la santé véritable. Pour sortir de ce contresens tragique, nous devons d’abord redonner à la souffrance le sens noble de travail réparateur. Nous devons ensuite faire face à toute notre souffrance, tant celle qui provient de nos multiples fragmentations que celle qui consiste à les réparer. Quant à la douleur, au lieu d’y voir une sensation indésirable et tabou, il serait sage que nous apprenions à y voir le signal précieux qui nous permet de reconnaître les déchirements dont nous sommes victimes. Rien ne nous empêche de la rendre plus facile à supporter lorsqu’elle est trop vive, mais le drame serait consommé si nous parvenions à l'abolir. Cela voudrait dire que nous aurions perdu un précieux instrument de bord, celui qui nous signale que nous nous écartons de l'unité.
Qu'est-ce que signifie apprivoiser? demandait le petit-prince au renard. Ce dernier de répondre: cela signifie créer des liens. Ce bulletin de nouvelles est un lien. Son titre est Passage, son sous-titre indique l'époque de l'année où il est émi: semailles, bourgeons, feuillage ou moisson. Comme beaucoup d'autres mots, le mot "lien" a plusieurs sens. Il peut-être compris comme une servitude, une entrave, ou comme un fil de communication. En s'affranchissant de l'entrave on trouve souvent l'union sacrée. C'est ainsi qu'on entend dans l'entraide le dépendant d'hier exprimer sa gratitude envers le problème qui l'a conduit à un éveil intérieur. Mon but, en produisant "Passage" est d'alimenter les liens qu'ont pu créer mes livres non seulement entre les lecteurs et moi, mais surtout entre les lecteurs eux-mêmes. Combien d'entre-nous, en effet, sommes symboliquement réunis, vers sept ou huit heures du matin, pendant les quelques minutes de recueillement ou de lecture qui font la différence entre une journée sereine et une journée compulsive? Je crois fermement au renouvellement du tissu social par la base et non par le parachutage de plans quinquennaux. Il ne sert à rien de blâmer ceux à qui on délègue par vote ou par abstention la tâche de gérer les affaires publiques. Premièrement, le blâme est un abandon de soi. Deuxièmement, leur mission est devenue virtuellement impossible tant nous sommes divisés en nous-mêmes et entre nous. D'où l'importance des mouvements visant à recouvrer unité et harmonie. L'entraide est l'élément de base de tous ces mouvements. Pour conclure cette introduction avec les mots qui l'ont ouverte, je dirai que s'entraider signifie créer de liens de service plutôt que des liens de servitude. C'est donc aussi un apprivoisement.