Passage No 9(1999)

L'enfer de la haine

par Thomas Merton
L'enfer est un endroit où nul n'a rien en commun avec qui que ce soit si ce n'est le fait de le haïr. C'est aussi un endroit où il est impossible de s'éloigner de l'autre ou de soi-même.

Tous sont là, jetés dans leur brasier, chacun tentant de se débarrasser de l'autre à grands coups d'une haine immense et impuissante. Et la raison pour laquelle ils veulent être libres les uns des autres n'est pas tant qu'ils détestent ce qu'ils voient en l'autre que parce qu'ils savent que l'autre hait ce qu'il voit lui-même en eux. Chacun reconnaît chez l'autre ce qu'il déteste le plus en lui- même:égoïsme et impuissance, agonie, terreur et désespoir.

On reconnaît l'arbre à ses fruits. Quiconque veut comprendre l'histoire sociale et politique de l'homme moderne n'a qu'à étudier l'enfer.

Et pourtant, malgré toutes les guerres, le monde n'est pas encore l'enfer. Et l'histoire, en dépit de son aspect terrifiant, a un sens plus profond. En effet, le sens du monde n'est pas dans le mal qui impreigne l'histoire pas plus que le mal contemporain ne fournit un sens au monde contemporain. Au brasier des guerres et de la haine, la Cité de ceux qui s'aiment les uns les autres prend forme et s'édifie par une charité qui défie la souffrance alors que la cité de ceux qui sont mus par la haine généralisée est démantelée en mille fragments et ses habitants dispersés comme des étincelles, de la fumée et des flammes.

Notre Dieu est aussi un feu qui consume. Et si, par amour, nous sommes transformés en Lui et si nous brûlons comme Il brûle, alors Son feu sera notre joie éternelle. Par contre si nous rejetons Son amour pour rester dans la glace du péché en continuant à nous opposer à Lui et les uns aux autres, alors Son feu (par notre choix et non par le Sien) sera notre ennemi éternel, et l'Amour, au lieu de constituer notre joie, sera notre tourment et notre destruction.

L'Amour de la volonté divine rend Dieu accessible et rend sa joie disponible en tout. Mais si nous sommes contre Dieu, c'est-à-dire si nous nous aimons davantage que nous L'aimons, nous trouvons des ennemis partout et en tout. Partout et en tout s'offre à nous, sans réserve, la possibilité de satisfaction débridée que notre égoïsme exige en tout, car le non-égoïsme infini de Dieu est la loi de toute essence créée et impreigne tout ce qu'Il a créé. Ses créatures ne sauraient qu'être amies les unes des autres lorsque le non-égoïsme divin les inspire. Lorsqu'elles font face à l'égoïsme, dans l'homme, elles le déteste, elles le craignent et elles y résistent jusqu'à en devenir passives. Mais les Pères du désert pensaient qu'une des caractéristiques du saint était de pouvoir vivre en paix avec les lions et les serpents, sans rien craindre d'eux.

Le péché n'a rien d'intéressant en soi, pas plus que le mal en tant que mal. Le mal n'est pas une entité positive mais l'absence d'une perfection qui devrait tenir sa place. Le péché est, en soi, un état ennuyeux, car il constitue un manque de ce vers quoi notre volonté et notre esprit pourraient tendre. Les humains sont fascinés par le mal, non pas à cause d'un mal qui serait en eux, mais à cause du bien qui s'y trouve et qu'ils entrevoient sous un aspect falsifié et sous une fausse perspective. Le bien, vu sous cet angle, n'est qu'un appât dans un piège. Au moment où l'on s'apprête à le saisir, le mécanisme du piège se déclenche et on se retrouve en proie au dégoût, à l'ennui, et à la haine. Les pêcheurs sont des individus qui haïssent tout, car leur monde regorge, par nécessité, de trahison, d'illlusion et de déception. Et les plus grands pêcheurs sont aussi à la fois les gens les plus ennuyeux du monde et ceux qui s'ennuient le plus et trouvent la vie monotone.

Et lorsqu'ils tentent de masquer l'ennui du monde par le bruit, l'excitation et la violence --fruits inévitables de vies vouées à l'amour de valeurs illusoires--, alors ils deviennent encore plus qu'ennuyeux et se transforment en fléaux pour le monde et pour la société. Et qui dit fléau dit qu'on a dépassé l'ennui et la monotonie.

Pourtant, quant ils meurent et que la poussière retombe, le répertoire historique exceptionnellement ennuyeux de leurs fautes est infligé comme punition aux écoliers, punition d'autant plus cruelle que même un enfant de huit ans se rend facilement compte de la futilité d'apprendre la vie d'Hitler, de Staline ou de Napoléon.

Thomas Merton
New seeds of contemplation
(trad. libre, D.Laguitton)

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Passage No 8(1998)

Être ou avoir, voilà la tension...

© D. Laguitton
(Paru dans la revue Frontières, Université du Québec à Montréal, Vol. 12, No 1, Automne 1999, p. 111-114)
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La tension existentielle qui écartèle si souvent l'homme entre les exigences de l'avoir et celles de l'être est une différence de potentiel porteuse d'espoir ou de calamité. On s'électrocute aux bornes d'une prise électrique quand on ne sait pas s'en servir, on éclaire la nuit la plus sombre si l'on sait en chevaucher les bornes.

Prison d'avoir

Au pôle de l'avoir règne la volonté, au pôle de l'être la bonne-volonté, disposition du coeur, alors que la première est un attribut du "petit-moi", cet intendant avare qui compare, désire, préfère, et fait de l'univers un "autre", un problème à résoudre ou un royaume à dominer. Le désir insatiable du petit- moi paresseux est de trouver un raccourci existentiel, une fausse identité qui serait exemptée des exigences de l'être. Pour ce faire il découpe de son scalpel une région de l'univers à laquelle il s'identifie, réalisant ainsi une rupture cosmique et ontologique symbolisée dans la tradition biblique par la perte du jardin originel : l'univers est amputé de moi, je suis amputé de lui. Un cri jaillit alors des profondeurs et le doigt d'Adam s'éloigne de celui de Dieu sur la fresque de Michel-Ange. Plus j'ai (ou plus je veux), moins je suis, louvoiement perpétuel de mon existence et force motrice de mon salut.

En deçà des inventaires de greniers et de garages encombrés, l'avoir commence par le nom. Tagore, poète et mystique de l'Inde, décrit de façon poignante l'univers carcéral du nom, avoir que l'on peut appeler "égonymique" dans la mesure où il est à l'ego ce que le toponyme est au lieu : "Mon propre nom est une prison où je m'enferme et je pleure. Sans cesse je m'occupe à en élever tout autour de moi la paroi; et tandis que, de jour en jour, cette paroi grandit vers le ciel, dans l'obscurité de son ombre, je perds de vue mon être véritable." Là où règne l'avoir règne aussi l'orgueil dont la pire forme serait, selon Flaubert, "de se mépriser soi-même", ce qui implique que la soif d'être ne s'abreuve pas dans un mépris de l'avoir. Maître Eckhart est formel à ce sujet lorsque dans ses sermons il rabroue a plusieurs reprises ceux qui font de la mortification un commerce spirituel, allant jusqu'à les comparer à "des ânes qui n'ont rien compris". Plus près de nous, Gabriel Marcel souligne également le piège d'une "concupiscence de la sincérité, qui n'est que l'exaltation de toutes les forces de négation qui sont en moi et qui peut-être la forme la plus proprement satanique du suicide : l'extrême orgueil, par une perversion sans mesure, y simule l'extrême humilité." Martin Buber écrit quant à lui : "Entreprise folle et désespérée, que de s'écarter du chemin de sa propre vie pour chercher Dieu! Se fut-on approprié toute la sagesse de la solitude et toute la vertu du recueillement, on manquerait à trouver Dieu."

J'ai, donc je suis ?

Quelques siècles se sont écoulés depuis le retentissant "je pense donc je suis" et le déferlement rationaliste qui l'a suivi. Si l'on en juge par le bilan de quatre siècles de raison triomphante, le royaume de la pensée se superpose à s'y méprendre à celui de l'avoir et à la carence d'être qui en résulte. Ne serait-il plus juste, compte-tenu de l'usage prédateur qui est généralement fait de la pensée, de reformuler le cogito en explicitant la séquence égocentrique qui l'anime : je pense, donc je saisis; je saisis, donc j'ai; j'ai, donc je suis ? Nous disons couramment aujourd'hui avoir un certain âge, avoir une famille, une nationalité, des aptitudes, un métier, un conjoint, des enfants, des biens, un lot au cimetière, une épitaphe, une réputation, un destin. Il existe pourtant des expressions équivalentes utilisant le verbe être (être d'un certain âge, être membre de telle famille ou de telle nationalité, être doué, boulanger, marié, père de famille, riche, décédé, célèbre, etc.), mais l'avoir gagne partout du terrain. Pour illustrer la progression insidieuse de l'avoir aux dépens de l'être, Eric Fromm, grand observateur de l'humain, souligne une tendance accélérée à substituer les noms aux verbes. "Voici un exemple typique," écrit-il, "quoique légèrement exagéré, du langage d'aujourd'hui. Supposons qu'une personne qui sollicite l'aide d'un psychanalyste engage ainsi la conversation : 'Docteur, j'ai un problème, j'ai des insomnies. Bien que j'aie une belle maison, de beaux enfants et une union heureuse, j'ai bien des soucis.' Il y a quelques décennies, au lieu de 'j'ai bien des problèmes', le patient aurait probablement dit 'je suis perplexe', au lieu de 'j'ai des insomnies', 'je ne peux pas dormir', au lieu de 'j'ai une union heureuse', 'je suis heureux en ménage'." "Ceux qui croient qu'avoir est l'une des catégories les plus naturelles de l'existence humaine", poursuit Fromm, "seraient très surpris d'apprendre que de nombreux langages n'ont aucun mot correspondant à 'avoir'. Le mot correspondant à avoir évolue en relation avec le développement de la propriété privée alors qu'il est absent dans les sociétés où prédomine la propriété fonctionnelle, c'est-à-dire la possession pour l'usage."

Évoquant le mouvement relationnel inhérent à l'être, Martin Buber écrit que "les bases du langage ne sont pas des noms de choses mais des rapports". Lorsque le prologue de l'Évangile de Jean affirme : "Au commencement était le Verbe", c'est un rapport principiel qu'il évoque dans le Logos, parole vivante qui ne doit pas être confondue avec la photographie mentale du nom-étiquette, l'onoma d'onomatopée, que le dictionnaire définit comme "le nom, par opposition à la chose nommée". Les tous premiers mots du Daodejing font la même distinction entre la Voie vivante et la Voie nommée :

La Voie dont on parle
n'est pas la Voie suprême;
concepts et noms
sont des illusions.

Toute réalité
émane du sans-nom;
le nom est ce qui divise
en donnant à toute chose
une identité.

L'avoir se manifeste avant tout dans un insensé projet d'immortalité appelé ego en latin comme en grec, cristallisation individuelle de l'être dont on a dit qu'elle est un "mensonge vital". Le caractère, affirme Ernest Becker, "est la façade que l'on présente au monde et qui cache une défaite intérieure." Et l'anthropologue d'ajouter : "Tout développement de notre personnage revient à cacher la masse de tissus scarifiés qui palpite dans nos rêves." "La plupart d'entre nous, dès la sortie de l'enfance, avons réprimé notre vision du miracle fondamental de la création." Exilés dans l'avoir, beaucoup passent l'essentiel de leur existence à anesthésier une nostalgie du pays natal de l'être et à soigner les angoisses d'un ego algophobe. Eric Fromm décrit ainsi le "consommateur" moderne comme "un éternel nourrisson pleurant pour avoir son biberon." Cela est évident, dit-il, dans les phénomènes pathologiques tels que l'alcoolisme et les drogues. "Apparemment, si nous classons à part ces deux modes de dépendance, c'est que leurs effets compromettent les obligations sociales de ceux qui en sont victimes." Un répertoire des substances et comportements qui compromettent les obligations ontologiques des prisonniers de l'avoir serait autrement plus volumineux! L'habitude est un triomphe de l'avoir (le mot vient du latin habere) et, au lieu de dire qu'on "a telle habitude", on devrait dire que c'est elle qui "nous a".

Selon Gabriel Marcel, "l'opposition entre le désir et l'amour constitue une illustration très importante de l'opposition entre l'avoir et l'être." "Désirer, en effet,", écrit-il, "c'est avoir en n'ayant pas." "La symétrie est d'ailleurs absolue entre la convoitise et l'angoisse que j'éprouve à l'idée que je vais perdre ce que j'ai, ce que je croyais avoir, ce que je n'ai déjà plus." Lao-Tseu l'avait dit ving- cinq siècles plus tôt :

La réussite produit autant de peur que l'échec;
l'adversité est à la mesure de l'ego.

Pourquoi réussite et échec sont-ils équivalents?
Parce que la peur de perdre ce que l'on a gagné
est identique à celle de ne pas retrouver ce qu'on a perdu.

Pourquoi l'adversité est-elle à la mesure de l'ego?
Parce que l'ego en est la cause.
Sans ego, comment pourrais-je percevoir l'adversité?

"Avoir, assurément", poursuit Gabriel Marcel, "cela peut signifier, et cela signifie même en principe : avoir à soi, garder pour soi, dissimuler. Ici l'exemple le plus intéressant, le plus typique, c'est avoir un secret. [...] Cette possibilité de trahison ou de découverte lui est inhérente et contribue à le définir en tant que secret. Ceci n'est pas unique, mais se vérifie partout où nous sommes en présence de l'avoir au sens fort. La caractéristique de l'avoir, c'est d'être exposable." La relation entre l'avoir et le secret n'est sans doute nulle-part plus évidente que dans le secret bancaire et dans la pudeur dont nous entourons généralement nos rapports avec l'argent. L'expression "avoir honte" témoigne bien de la relation étroite entre l'avoir et la dissimulation, car là où est le secret, là est aussi la honte. "Nos possessions nous dévorent," constate encore Gabriel Marcel, "ceci est d'autant plus vrai, chose étrange, que nous sommes plus inertes en face d'objets en eux-mêmes inertes, et d'autant plus faux que nous sommes plus vitalement, plus activement liés à quelque chose qui serait comme la matière même, la matière perpétuellement renouvelée d'une création personnelle (que ce soit le jardin de celui qui le cultive, la ferme de celui qui l'exploite, le piano ou le violon du musicien, le laboratoire du savant)." Au sujet de l'inertie caractéristique du mode avoir, Eric Fromm constatait "qu'en ce qui concerne le temps consacré aux loisirs, l'automobile, la télévision, les voyages et le sexe sont les principaux objets de la consommation actuelle et qu'au lieu de parler à leur propos 'd'activités de loisir', on ferait beaucoup mieux de les appeler 'passivités de loisir'." Boulimique insatiable, l'homme d'avoir tente d'apaiser la faim et la soif d'être qui le tenaille et une des ironies de son assujettissement à l'avoir serait révélée en compilant les statistiques décrivant l'expansion rapide des ventes de cadenas et autres systèmes de protection de la propriété pour en comparer la croissance avec celle des ventes de produits laxatifs, ce qui suggère que matérialisme et constipation sont presque synonymes! Car avoir, c'est non seulement désirer et consommer, c'est surtout retenir.

Lâcher prise

Toutes les traditions spirituelles offrent à l'humanité exilée dans l'avoir l'espoir d'un retour vers l'être. Eric Fromm a cette phrase encourageante : "Je crois qu'un très grand nombre de groupes et d'individus se dirigent vers le mode être, qu'ils représentent une nouvelle tendance dépassant l'orientation avoir de la majorité et qu'ils ont une signification historique." La mouvance, fut-elle en masse, commence au coeur de chaque itinérant. Dans le mythe grec, Orphée obtient la promesse qu'Euridyce sera libérée du monde des ténèbres et le suivra à condition qu'il ne se retourne pas. Succombant au doute, il faillit à sa promesse et la nymphe qu'il aime est reprise par l'ombre. Dans le Livre de la libération par l'écoute, mieux connu sous le nom de Livre tibétain des morts, ouvrage-clé des rites mortuaires du Tibet, le défunt est exhorté à ne pas se laisser distraire par les créations de son mental : "Va, noble fils de lumière, va ton chemin sans te retourner". Répondant à l'appel de l'être, bien peu cheminent sans se retourner vers l'avoir. "Ne nous laissez pas succomber à la tentation...", supplique de pèlerin entre avoir et être.

Un article récent relatait un échange public entre un homme qui affirmait avoir fait l'expérience de l'être pur par extinction du petit-moi et un théologien qui exprimait ses doutes quant à l'authenticité de cette interprétation. Selon ce dernier, il s'agissait tout au plus d'un retour aux racines du Soi, sentiment d'exister en deçà de toute différenciation et de toute rationalisation du monde. Cette expérience du "Soi immanent" se distinguerait, selon le docte critique, de celle du "divin transcendant" dont parlent les mystiques. Enseigne-t-il à ses heures, ce divin cartographe, que l'Être qu'il nomme Dieu est partout, y compris aux racines du Soi? Et pour ne pas se contredire ici, il faut donc admettre que si avoir n'est pas être, l'être est aussi dans l'avoir. "Les voies de l'excès mènent au palais de la sagesse", affirmait William Blake. Les chevaliers d'avoir sont en effet, à l'occasion, désarçonnés sur leur chemin de Damas. Cheval de Troie, l'avoir, s'il s'enfourche, se pénètre aussi au sens biblique du terme, il est outil de connaissance, et si nos possessions nous dévorent, elles peuvent, comme la baleine de Jonas, être des véhicules de transformation. Ceci n'est pas une excuse pour se vautrer plus complaisamment encore dans l'avoir.

Avoir tout à perdre

"Le siège de la souffrance semble bien être la zone où l'avoir débouche dans l'être" affirme Gabriel Marcel. Ce passage de l'avoir à l'être est manifesté dans le don, au sujet duquel Eric Fromm reprend une analogie qu'il attribue à Max Hunziger : "Nous disons que ce verre est bleu précisément parce qu'il ne retient pas les ondes bleues. Il est qualifié non par ce qu'il possède, mais par ce qu'il donne." Les exemples abondent pour illustrer l'étroite relation qui fait du don une passerelle vers la cité de l'être. "Une des pires souffrances de la misère, pour qui n'est pas incapable d'amour," écrit Gide dans son Journal, "c'est de devoir toujours recevoir, de ne pouvoir jamais donner." "C'est quand on a tout donné, quand on ne tient plus à rien qu'on possède tout" affirme Marcel Jouhandeau dans Réflexions sur la vieillesse et la mort et, pour Gilbert Cesbron, "Cette pièce n'est à toi que si elle quitte ta main." La voix posthume de Janis Joplin égraine encore fréquemment sur les ondes le refrain d'une chanson célèbre de Kris Kristopherson : "Freedom is nothing left to lose" --la liberté, c'est de n'avoir plus rien à perdre, formule séduisante qui laisse toutefois filtrer le doute si l'on se réfère aux racines du verbe "perdre" --du latin per-dare, "donner complètement". La liberté suprême ne serait-elle plutôt d'avoir tout à perdre et la libération ultime d'avoir tout donné ? "Père, entre tes mains je remets mon esprit", don sans retour, passerelle lumineuse vers l'être. Ne pas confondre la liberté qu'on a, celle du libre-choix, et la liberté qu'on est, celle du choix assumé.

Avoir pour donner, avoir pour perdre, avoir pour pardonner (per-donare, pardonner, est synonyme de per-dare, donner entièrement, remettre), avoir pour abandonner : "lâcher prise", dit-on aujourd'hui. Plus facile à dire qu'à faire. Apprendre à mourir, c'est apprendre à être : les expériences de mort imminente physique ou psychique et la transformation personnelle qui les accompagne généralement chez ceux qui les ont vécues sont là pour nous le rappeler. Le poète anglo-américain T. S. Eliot, dont la tétralogie Four Quartets est un véritable carnet d'explorateur de l'Être, évoque en ces mots la dissolution du filet d'avoir :

Pas un geste, ai-je enjoint à mon âme,
Que le noir t'enveloppe,
Il est la nuit de Dieu.
Comme un théâtre éteint pour changer de décor
En un grondement sourd qui monte des coulisses,
En un repliement de la nuit sur elle-même,
On sait qu'alors s'en vont collines et forêts,
Panoramas lointains, façades imposantes;
Ou comme en son tunnel, entre deux stations
Quand la rame de métro fait un arrêt trop long
Un lourd silence étreint toute conversation
Et un vide mental s'inscrit sur les visages
N'y laissant bientôt plus qu'une terreur perplexe;
Ou comme sous l'éther l'esprit reste conscient
Mais n'est conscient de rien --
Pas un geste, ai-je enjoint à mon âme,
Attends sans espoir car tout espoir se tromperait d'objet;
Attends sans amour, car tout amour se tromperait d'amant;
Reste la foi, mais comme l'espoir et comme l'amour
Elle consiste à attendre,
Attendre sans penser, car on n'y est pas prêt :
La nuit sera lumière, le repos sera danse.
Murmure de torrents, éclairs en hiver.
Le thym discret et la fraise sauvage,
Les rires dans le jardin, sont l'écho d'un délice
Accessible en tout temps mais qui par contre exige,
Implique, l'agonie de mourir et de naître.

Attente active

Souffrir l'attente active est le travail de parturition qui nous échoit dans l'antichambre de l'être. "Le véritable travail est de savoir attendre", écrivait Jean Rostand. "Ce n'est que dans le processus d'une relation mutuelle vivante que l'autre et moi-même pouvons franchir la barrière qui nous sépare, dans la mesure où nous participons à la même danse de la vie." affirme aussi Eric Fromm qui ajoute "Vivre bien, ce n'est plus seulement satisfaire une exigence éthique ou religieuse. Pour la première fois dans l'histoire, la survie physique de la race humaine dépend d'un changement radical du coeur humain. Mais ce changement n'est possible que dans la mesure où interviennent des changements économiques et sociaux rigoureux capables de donner au coeur humain la chance de changer et le courage et l'envie d'accomplir ce changement." Selon Martin Buber, le changement exigé est l'ouverture à la relation : "Un délai est imparti au fils d'homme pour échanger contre un lien spirituel, c'est-à-dire contre une relation, le lien naturel qui l'unissait à l'univers."

Dès que le mot "changement" est prononcé, les réformateurs de tout poil se lèvent, ingénieurs, idéologues, mercenaires. Mais Fromm les met en garde contre les idéaux trompeurs : "L'idée d'une société sans classes, dans un monde prétendument socialiste imprégné de l'esprit de cupidité est aussi illusoire -- et dangereuse-- que l'idée d'une paix permanente entre nations cupides." Le psychanaliste prend plutôt position à mi-chemin entre ceux qui pensent que l'on doit commencer par changer radicalement la structure politique et économique pour induire le changement de l'esprit humain et "ceux qui soutiennent que c'est d'abord la nature des être humains qui doit changer -- leur état d'esprit, leurs valeurs, leur caractère-- et que ce n'est qu'alors qu'une société vraiment humaine pourra être construite." "Ils ne voient pas", écrit-il au sujet des premiers, "que la nouvelle élite, étant motivée par le même caractère que l'ancienne, aura tendance à reproduire les conditions de l'ancienne société dans le cadre de nouvelles institutions sociopolitiques créées par la révolution." Au sujet des seconds, son pronostic n'est pas plus favorable : "L'histoire de la race humaine leur donne tort, le changement purement psychique a toujours été limité à des sphères privées et à de petites oasis, ou bien il a été totalement inefficace quand la prédication des valeurs spirituelles se combinait avec la pratique de valeurs opposées."

Bien qu'il esquisse certains changements institutionnels concrets, selon lui souhaitables, pour que la transformation des individus aille de pair avec un changement structurel social, nous ne retiendrons ici que la nécessité et l'orientation générale du changement souhaité par Eric Fromm. Cette orientation est manifeste dans le rapprochement qu'il fait de l'oeuvre d'Albert Schweitzer, le théologien protestant, et de Maître Eckhart, le moine dominicain : "La tâche de l'homme n'est pas de se retirer dans l'ambiance de son égotisme spirituel, ni de se détacher des affaires de ce monde, mais de mener une vie active où chacun essaie de contribuer pour sa part à la perfection spirituelle de la société." Citant l'auteur de Small is beautiful, l'économiste E.F. Schumacher, Fromm affirme que "nos échecs sont la conséquence de nos succès et que nos techniques doivent être subordonnées à nos véritables besoins humains." "L'économie en tant que principe de vie," écrit en effet Schumacher, "est une maladie mortelle." "Tous ses grands Maîtres ont dit à l'humanité que l'économie ne doit pas être principe de vie; il est aujourd'hui évident qu'elle ne peut pas l'être. Si l'on veut dépeindre plus en détail la maladie mortelle, on peut dire qu'elle est comparable à l'alcoolisme ou à la drogue. Il importe peu que cet esclavage apparaisse sous une forme plus égoïste ou plus altruiste, qu'il cherche sa satisfaction d'une façon vulgairement matérialiste ou bien d'une façon artistiquement, culturellement ou scientifiquement raffinée. Le poison est poison, même s'il est enveloppé dans un papier d'argent." Schumacher de poursuivre: "Si la culture spirituelle, la culture de l'homme intérieur est négligée, l'égoïsme, alors, demeure chez l'homme le pouvoir dominant, et un système ou prévaut l'égoïsme, comme l'est le capitalisme, convient mieux à cette orientation qu'un système où prévaut l'amour du prochain."

En pragmatiste qu'il était, Eric Fromm conclut : "Je ne pense pas que rien de durable puisse être obtenu par des individus qui souffrent d'un malaise général et pour lesquels un changement de caractère est nécessaire, à moins qu'ils ne changent leur mode de vie en accord avec le changement de caractère qu'ils veulent réaliser." Concrètement parlant, l'alcoolique doit cesser de fréquenter les bars, l'ergomane d'aligner les semaines de soixante-dix heures, et l'avare de thésauriser, pour n'esquisser que ces trois caricatures du revirement nécessaire.

Prendre conscience d'un problème et en connaître la solution est une chose, mettre la solution en pratique en est une autre. On doit à l'auteur de Vol de nuit une formule destinée aux consommateurs de solutions toutes faites : "Dans la vie, il n'y a pas de solutions. Il y a des forces en marche : il faut les créer, et les solutions suivent." Créer ces forces exige d'abord d'être en possession de tous ses moyens en s'éveillant de l'hypnose matérialiste. "Nous ne sommes pas en pleine possession de nos esprits", écrit Fromm à ce sujet, "parce que des méthodes hypnoïdes sont employées pour nous endoctriner." Et si nous sombrons dans une léthargie toujours plus profonde, c'est sans doute que nous savons inconsciemment que la souffrance est incontournable pour qui s'éveille à l'être : "La suppression du poison de la suggestion massive aura sur les consommateurs un effet à peine différent des symptômes de manque que connaissent les drogués quand ils cessent de prendre des drogues", prévient le psychanaliste. Le "bas-fond" incontournable que prépare la consommation à outrance est toutefois, comme toute crise, un mal potentiellement salutaire : nous tirerons leçon des errances passées ou nous périrons dans un cloaque d'avoir.

Dans la Bible traduite par André Chouraki, l'expression "en marche" est utilisée partout où les traduction traditionnelles utilisent "bienheureux", mot dont les racines évoquent également la mouvance, mais que l'usage a recouvert d'une patine édulcorée. Cette marche est alimentée par la tension mentionnée plus haut entre l'avoir et l'être. Pour reprendre l'analogie proposée avec une tension électrique, l'avoir correspond à la borne "excitée", l'être à la borne neutre. Mû par (et vers) l'avoir, l'homme en proie au désir ou à la répulsion se comporte en Sisyphe roulant son fardeau à contre-courant de l'être. Mû par (et vers) l'être, l'homme s'écoule vers l'océan primordial. L'auteur déjà cité des Four Quartets, Thomas Eliot, exhorte les voyageurs de cette marche à ne pas s'arrêter en route :

En avant, voyageurs! ne pensez pas à fuir
Vers un autre présent ou vers un avenir;
Vous n'êtes plus les gens qui ont quitté la gare
Ni ceux qui atteindront quelque destination,
Les rails déjà franchis se joignent à l'horizon
Et sur le pont vibrant du vaisseau ferroviaire
Une brèche s'étend en arrière de vous,
Ne dites pas ces mots "le passé est fini"
Ou "l'avenir s'en vient".

En avant, compagnons, qui pensez voyager,
Vous n'êtes plus les gens qui ont appareillé
Ni ceux qui dès demain descendront du navire.
Ici, entre deux rives, le temps n'existe plus,
L'avenir à vos yeux se fond dans le passé.
Dans l'agir sans action vous entendrez ceci :
"Quel que soit son mobile à l'instant de sa mort"
(Et la mort est à chaque instant)
--Celui qui meurt nourrit ainsi la vie des autres :
Sans penser au fruit de l'action, en avant.

Pour souligner l'éternel recommencement de cette marche entre deux pôles, Eliot d'ajouter ce qui sera notre dernière citation :

Nous continuerons le voyage
Et au bout de l'exploration
Touchant l'originel rivage
D'un savoir neuf, le connaîtrons...

Références

1- Rabindranath Tagore, L'offrande Lyrique, trad. André Gide, Gallimard
2- Les citations de Gabriel Marcel sont tirées de son livre Être et avoir, Aubier, éditions Montaigne, 1935
3- Les citations de Martin Buber sont tirées de son livre Je et Tu, Aubier, 1969
4- Les citations de Eric Fromm sont tirées de son livre Avoir ou être, trad. Théo Carlier, Robert Laffont, 1978
5- Les citations de Lao-Tseu sont extraites de La voie du coeur selon un sage, une interprétation du Tao Te King de Lao-Tseu, D. Laguitton, 1993 (www.granby.net/~d_lag)
6- Les citations de Ernest Becker, anthropologue nord-américain, sont tirées de son livre The Denial of Death, Simon & Schuster, 1973
7- Les citations de T. S. Eliot sont tirées de Entre deux rives avec Thomas Eliot, traduction et commentaire de Four Quartets de T. S. Eliot, par D. Laguitton (non publié, recherche éditeur).

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Passage No 7(1997)

Que cette coupe s'éloigne de moi ... sauf si elle sert

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La trame principale de la légende arthurienne est sans doute la quête du Graal dont le point culminant se résume à peu près comme suit : sur une terre désolée, dans un château assombri, un vieux roi se languit rongé d'une profonde mélancolie. C'est dans ce château qu'apparaît le Graal, vase sacré qui apaise toute faim et étanche toute soif. La guérison de la terre et du roi repose sur la perspicacité du chevalier qui, voyant apparaître la coupe mystérieuse, saura poser les questions "pertinentes" afin que la puissance du Graal soit révélée.

L'interrogation de l'homme sur le sens de sa vie et de sa souffrance est un sujet inépuisable à travers lequel la légende arthurienne se perpétue en moult épisodes où le Graal apparaît sans que nous posions toujours les questions essentielles. Ces questions varient quelque peu suivant les versions du roman, mais deux formules en constituent le fond. L'une s'adresse directement au roi souffrant: "Qu'est-ce qui te trouble?"; l'autre porte sur le Graal : "À quoi sert-il et Qui sert-il?". Dans la version de Chrétien de Troyes, le chevalier Perceval omet de poser les "bonnes" questions alors que dans la version de Von Eschenbach il y parvient, le roi guérit et la terre redevient fertile. Chaque fois que la "terre" est désolée au sens littéral et écologique du terme ou que notre "Roi" intérieur souffre dans son corps ou a mal à l'âme, il est bon de se souvenir des questions de la quête du Graal et de les poser en comprenant leur sens.

Douleur, peine, souffrance : quête de sens

David Le Breton, dans son Anthropologie de la douleur affirme que "La douleur est un échec radical du langage. Incommunicable, elle n'est pas un continent dont les explorateurs les plus audacieux pourraient dessiner la géographie tangible. Sous sa lame, le morcellement de l'unité de l'existence provoque la fragmentation du langage. Elle suscite le cri, la plainte, le gémissement, les pleurs ou le silence, c'est-à-dire autant de défaillances de la parole et de la pensée". On peut prendre cette affirmation à contre-pied et affirmer que c'est parfois le langage qui fait obstacle au sens profond de tout ce dont il essaie de tracer une géographie tangible. Le mot "silence" fait du bruit. Les mots qui expriment la souffrance ont souvent troqué leur sens originel pour un contre-sens, comme s'ils étaient devenus complices d'un certain déni de l'expérience sous-jacente. Le cri, la plainte, le gémissement, les pleurs ou le silence, loin d'être des défaillances de la parole et de la pensée en sont généralement les racines. Le mot "amour", nous disent certains linguistes, vient probablement de l'onomatopée "amma" qui imite le son du nouveau-né qu'on allaite ... amma, ami, amour, maman sont autant d'évocations de la même source d'abondance, Graal du nourrisson. "Lorsque le sage montre l'étoile, l'insensé regarde le doigt", dit l'adage. Lorsque le mot montre la source, l'insensé regarde le mot. Loin de remettre en question l'utilité du mot, cette formule nous invite à examiner l'usage que nous en faisons, surtout lorsqu'il jaillit du coeur de l'homme comme c'est le cas des mots "douleur" et "souffrance".

"Douleur" vient du latin dolere et est relié à dolare qui signifie "équarrir un chêne avec une dolabre", sorte de hache; ses racines grecques sont dolos, la trahison, et dolon, le poignard. Le "doigt" de la douleur pointe vers une expérience de coupure. Ce sens originel est resté intact dans le mot "deuil". La "doléance" est ce par quoi on se sent retranché; le "doleau" est une hache d'ardoisier, la "doloire" une hache de tonnelier et un outil tranchant de maçon. "Peine" est synonyme de "douleur". Ses racines (comme celles de l'anglais pain) évoquent la distance résiduelle rendue par l'expression "il touche à peine". La peine correspond à une "sé-paration", c'est-à-dire à l'existence d'une "paire", à un défaut d'union. Par extension, c'est aussi le prix à payer pour "ré-parer", c'est-à-dire réunir les éléments de la paire. On parle par exemple de "peine" encourue, de "pénitence" et de "re-pentir". Le sens de la peine est aussi celui du grec hamartano qui signifie manquer le but, ne pas atteindre, et a donné le substantif hamartia, généralement traduit par "la faute" ou "le péché". Toutes les théologies et philosophies qui se sont construites sur la notion de péché et de pénitence sont donc aussi profondément enracinées dans l'expérience de la douleur. Elles se différencient par contre par d'importants glissements de sens selon qu'elles menacent le "pécheur" de peine purgatoire ou infernale ou qu'elles l'aident à reconnaître que le péché est en soi une peine d'union, un mode d'existence douloureux et infernal caractérisé par un "manque d'être" et nécessitant un travail de réparation auquel la compassion est infiniment plus propice que les menaces et la condamnation.

. "Souffrance" vient du latin sub-ferre qui signifie porter un fardeau et a un sens d'effort. Si la douleur est un signal de rupture, la souffrance constitue un travail. Il n'y a pas de douleur sans souffrance, puisqu'il faut bien supporter les ruptures accomplies ou faire l'effort de les réparer, mais on peut imaginer une souffrance sans qu'il y ait a priori de rupture ou de réparation. On entrevoit alors la possibilité d'une souffrance "insensée", effort destructeur qui aggraverait nos ruptures au lieu de les réparer. La confusion entre "douleur" et "souffrance" dans le langage quotidien est un exemple d'échec du langage, ou, plus précisément de son appauvrissement. L'ayant reconnu, certains auteurs de langue anglaise font parfois la distinction entre sensory pain (douleur) et suffering pain (souffrance). Seuls une grande vigilance et un effort d'intégrité peuvent empêcher une langue de dégénérer en un bruitage stérile. "Quand un peuple tombe esclave, tant qu'il tient bien sa langue, c'est comme s'il tenait la clé de sa prison" affirme Alphonse Daudet dans ses Contes du lundi. "Bien tenir sa langue" ne signifie pas seulement "en maintenir l'intégrité" mais surtout "savoir se taire" pour écouter le sens qui ne s'exprime jamais aussi clairement que dans le silence.

Compte tenu de la différence entre souffrance et douleur, la première question de la quête du Graal se divise en deux sous-questions. "Qu'est-ce qui te trouble?" peut en effet signifier "quelle est la nature de tes ruptures?" ou "quel fardeau portes-tu?".

Quelle est la nature de tes ruptures?

"Une attitude consciente de renoncement aux prétentions de l'ego -- pas seulement imaginaire mais authentique -- et de soumission aux décrets suprapersonnels du destin, peut prétendre servir un roi", affirme Carl Jung dans Mysterium Coniunctionis. L'obstacle principal à la guérison de notre Roi malade est l'ego. Structure psychique en forme de remparts dont l'existence même implique une douleur, Wilhelm Reich l'appelle la "cuirasse caractérielle" et Ernest Becker le "mensonge nécessaire". Il n'y a qu'à regarder la distance "originelle" qui sépare le doigt de Dieu de celui de l'homme sur la célèbre Création d'Adam de Michel-Ange, pour se convaincre que l'expérience de la séparation est aussi une invitation à la réparation au coeur même de la vie. Nous sommes tantôt déchirés dans notre chair, tantôt dans notre psychisme si tant est qu'on puisse considérer l'un sans l'autre, et la frontière que nous traçons entre le corps (soma) et l'esprit (psyché) est elle-même une rupture aux conséquences tragiques. Montaigne le savait lorsqu'il parlait d'avoir la pierre à l'âme bien avant de l'avoir aux reins. Toute division est source de douleur, à commencer par le nom, le statut social, les biens et le pouvoir que nous croyons posséder, aussi éphémères soient-ils. Nous payons très cher ces divisions, elles nous conduisent à un profond sentiment de déracinement et d'aliénation. Nostos est en grec "le retour chez soi" et "le goût", algos est la douleur. La "nost-algie" est ce que nous ressentons lorsque notre Roi (ou notre petit prince!) a perdu le goût de vivre, est exilé ou se languit dans notre for intérieur. Sa guérison s'amorce par un retour aux racines, à commencer par celles de la langue, et par un effort systématique de ressourcement. Nous en sommes parfois dissuadés par une culture dominante qui suggère qu'au lieu de nous interroger sur la rupture que signale la douleur nous la combattions avec l'arsenal moderne d'"ant-algiques", d'"an-algésiques" et d'"an- esthésiques" dont nous disposons. À la liste de nos maux s'ajoute désormais l'"algophobie", peur obsessionnelle de la douleur. Si le déni de la mort est reconnu comme une des principales sources de névrose, que penser lorsque "les sondages révèlent que la peur de souffrir suscite une effroi nettement supérieur au fait même de mourir" et que "le seuil de tolérance [à la douleur] décroît au fur et à mesure que les produits antalgiques se banalisent"? Sous le titre racoleur de "gestion du stress" on nous propose par exemple, au nom de la sacro-sainte productivité, d'augmenter notre tolérance à certains types de tensions ou de les déplacer sans faire face aux ruptures sous-jacentes. Au lieu d'avoir "très mal quelque part", nous apprenons à avoir "un peu mal partout", technique de dilution dont on connaît les ravages en matière de pollution de l'environnement.

L'être humain éprouve souvent un sentiment de "manque", une peine, là où il croit n'être pas ou, ce qui revient au même, là où il ne se permet pas d'être. Cette douleur existentielle ressemble au phénomène bien connu du membre "fantôme" qui voit la personne amputée ressentir une douleur à l'emplacement du membre manquant. "Manque" vient du latin mancus, l'amputé. La Création d'Adam de Michel-Ange, vue sous cet angle, traduit à la fois la douleur de l'Homme amputé de son Dieu et la douleur non moins intense du Dieu amputé de son Homme. Toute l'énergie de cette fresque tend vers une réparation vivifiante et non vers une séparation. Les grandes traditions mettent l'emphase tantôt sur une rupture originelle, tantôt sur l'union sacrée qui la précédait. Selon la Bible, "l'homme et la femme étaient nus, et il n'y avait aucune rupture dans leur existence" (Genèse 2, 25). Suivant les traducteurs, la notion de rupture est rendue par diverses expressions comme "se faire honte" ou "blêmir". La "honte" est en effet la coupure par excellence puisque avoir honte, c'est se honnir, s'exiler soi-même. "Blêmir" est de même souche linguistique que "blesser" (blesmjan et blettjan). La condition humaine semble ainsi s'inscrire dans une spirale de ruptures dont certains fragments représentent forcément ce que nous pensons être "pas-nous", le parent, l'autre sexe, l'autre couleur de peau, l'autre culture, l'autre solitude, etc. "Manque d'être" potentiel, cet "autre" constitue un rappel pénible de la coupure survenue in illo tempore, le jour de la création, le jour de notre naissance, ou chaque jour que nous avons concédé aux forces de division. L'intensité avec laquelle nous tentons de nous réapproprier ce qui nous manque est à la mesure de la profondeur de nos blessures et de notre sensibilité à l'appel de la vie en nous. L'art et la religion sont deux moyens universels de tendre vers la réunification; le déni, les compulsions, les assuétudes et projections de toutes sortes constituent des tentatives mal dirigées d'atteindre le même résultat. L'art est dans sa racine même ce qui "articule" et la religion ce qui "relie". La réalisation de l'oeuvre d'art constitue pour l'artiste un coït unificateur. Une fois terminée, l'oeuvre devient "autre" et peut même témoigner, par son existence, de l'échec ultime de la tentative de fusion. La dépression post-partum, post- orgasmique ou post-orgiaque (post-scriptum pour l'écrivain, post-spectacle pour l'artiste de scène), le chagrin d'amour qui "dure toute la vie", la tristeza qui reprend son cours inéluctable après le moment de rêve du Carnaval, l'état de manque du toxicomane et tous les lendemains de "communion" et de fête reproduisent la dislocation d'un Icare retombé après s'être trop approché du soleil. Dans les religions déistes, Dieu tient lieu de soleil. L'amour de Dieu y est l'acte unificateur qui transcende les fragmentations de l'état incarné. Dans le Christianisme, l'amour du prochain, cet autre dont l'existence même nous confronte à notre solitude, est mis au service de l'union avec le divin. L'autre devient un des multiples visages du Christ cosmique, "lumière du monde". Dans les religions qui ne définissent pas à proprement parler de Dieu suprême, comme le Bouddhisme, l'Hindouïsme et le Taoïsme, l'abolition de la séparation s'obtient en apprenant à voir les divisions du monde manifeste comme une grande illusion et à "reconnaître sa vraie nature" dans l'appartenance à une impermanence généralisée, version spirituelle de la relativité généralisée, qui tient lieu d'espace unificateur. Dans les traditions chamaniques, l'initié est celui qui a survécu au démembrement et en est revenu guérisseur et guide spirituel. Bien qu'elle tienne souvent à se démarquer des religions, la psychologie prône aussi la réunification ou la cohabitation harmonieuse de divers fragments de personnalité qu'elle nomme conscient, inconscient, ego, ombre, masculin, féminin, animus, anima, etc. Dans le processus d'individuation décrit par Jung, non seulement le Roi et la Reine reviennent d'exil, mais la psyché devient le site d'un mariage royal.

La première sous-question de la quête du Graal se résume donc à interpeller ce qui nous blesse, nous fait honte, nous exile. Chacun doit se la poser, mais doit aussi demander à l'autre dont il perçoit la douleur : "Quelle est ta peine?" C'est par la compassion que nos ruptures interpersonnelles guérissent.

Quel est ton fardeau?

En différenciant douleur et souffrance, il nous incombe de poser cette seconde sous-question. Nous portons d'abord le fardeau de notre douleur. Nous la souffrons, la supportons, y sommes soumis, que nous en ayons ou non conscience. Même lorsque nous en déposons le poids sur le vérin chimique de l'anesthésie, nos ruptures subsistent et l'anesthésie en ajoute même une de plus : la perte de notre sensibilité. Aisthesis désigne en effet la faculté de sentir, l'intelligence, la connaissance et, curieusement, la piste. Sous anesthésie, à moins de recevoir l'aide d'un guide expérimenté, nous perdons nos facultés d'orientation et nous quittons la piste. "L'anesthésie prive ici d'un repère essentiel qui déréalise l'expérience, lui ôte sa valeur intime, déroge à son inscription dans l'histoire collective" affirme Le Breton en parlant de son usage dans des domaines non pathologiques comme l'accouchement. Seule l'anesthésie qui soulage la réparation d'une rupture ou la douleur d'une rupture qu'on ne sait réparer mais dont on est conscient est porteuse de sens. Le dentiste et le chirurgien sont des réparateurs dont le travail est facilité par l'anesthésie. L'intervenant en toxicomanie est aussi un guide qui oriente le consommateur compulsif d'anesthésiques vers l'intégrité qu'il a perdue. D'une façon générale, l'aide compatissante guide celui qui souffre et soulage son fardeau. Par contre, nous portons parfois des fardeaux qui ne sont ni le poids d'une réparation, d'une compassion, ou d'une rupture identifiée. Non seulement ils nous accablent, mais ils deviennent chaque jour plus lourds à porter. Il est tentant de les qualifier d'insensés. Ce serait toutefois juger sommairement l'économie complexe de la psyché individuelle et collective et oublier que la souffrance apparemment la plus masochiste a pour but d'éviter une douleur "redoutée" qu'on imagine plus terrible encore. Le non-sens apparent de la toxicomanie et de l'automutilation s'éclaire lorsqu'on y voit des efforts désespérés de survie. Nous ressemblons alors à des voyageurs qui, pour échapper à des problèmes terrifiants, réels ou imaginaires, partent en voyage en les traînant dans leurs valises.

À quoi sert-il?

Si Perceval a oublié de poser cette question devant le Graal, l'homme moderne ne l'oublie généralement pas devant sa souffrance. Toutefois, cette question n'a de sens que si nous savons ce que signifie vraiment le verbe "servir". Son sens était déjà altéré dans le latin servus qui est devenu l'esclave alors qu'il désignait originellement le gardien des troupeaux, celui qui veille. Servir est relié au grec ouros qui signifiait "le gardien" ou "les vents favorables" et horan qui voulait dire regarder et s'est transmis dans "pan-orama",. Servir, c'est à la lettre, veiller sur, sur-veiller, être bienveillant. Le serviteur authentique n'a rien de l'"esclave" qui, lui, est une déformation de sloveninu, le "slave", nom qui, s'il signifiait initialement "la gloire", a pris ce sens péjoratif après la conquète de certains peuples slaves par l'empereur Otto le Grand en l'an 955. Servir a le même sens qu'"aider", du latin ad-juvare, assister, soigner. Le véritable adjuvant, comme le bon adjudant, est celui qui aide. Juvare vient de jus, le droit, et est de la famille de jungere, joindre, relier, juxta-poser et du grec zeugos, le joug. Le "zygote", oeuf fécondé, union du sperme et de l'ovule et le "yoga", qui établit l'union mystique, font partie de cette famille prolifique. Le service authentique est un véritable yoga, tout comme la thérapie véritable est un acte de service, venant du grec therapon, le serviteur. "Qu'est-ce que signifie servir?" aurait pu demander le petit prince au renard au lieu de l'interroger sur le sens de l'apprivoisement. La réponse eut été la même : "cela signifie créer des liens". "À quoi sert- il" signifie "à quoi me relie-t-il". En nous rappelant d'abord nos ruptures, la douleur nous invite à la réunification. Elle est la lampe rouge qui s'allume lorsque la panne est imminente ou déjà accomplie. Avant de nous empresser de dévisser l'ampoule, assurons-nous d'en avoir compris le message. Quant à la souffrance, elle a du sens lorsqu'elle sert à supporter les ruptures, les nôtres et celles des autres, et à les réparer.

Qui sert-il?

"Toute douleur qui n'aide personne est absurde" a écrit André Malraux dans La condition humaine. On peut faire la même affirmation au sujet de la souffrance. Reste à identifier précisément le "Qui" bénéficiaire de ce service. L'esprit humain ne peut concevoir que trois sortes de "Qui". Nous avons déjà identifié le premier, identité carcérale par excellence, le "Je" qui se disait ego en latin comme en grec. Le second est le "non-Je", ce qui n'est pas ego mais n'existe que parce que l'ego s'en différencie, cet "autre" qui lui rappelle son existence et que Sartre a qualifié d'enfer. Le troisième est l'espace global qui commence quand l'ego cesse de diviser l'univers en deux, espace que les sages évitent de nommer pour ne pas le réduire.

Si c'est l'ego que servent la douleur ou la souffrance, elles ne font que renforcer le centre de perception de toute douleur et de toute souffrance. On peut alors parler de douleur et de souffrance absurdes, véritables bombes à fragmentation dont l'ego rigide est l'artisan et le détonateur.

Si c'est le "non-Je" qui est renforcé par la douleur ou la souffrance, il est plus délicat de tirer quelque conclusion car seul le mobile intérieur différencie le renoncement véritable de l'orgueil qui se cache sous la fausse modestie. Flaubert nous rappelle dans ses Carnets que "le comble de l'orgueil, c'est de se mépriser soi-même". "Sans orgueil, comment parler d'adversité?" demande Lao-Tseu. Une des principales difficultés sur la voie du renoncement à l'ego est d'éviter les pièges qu'il nous tend pour maintenir à tout prix sa fonction de contrôle alors que son existence même constitue une source intarissable de douleur et de souffrance. Au sujet de certaines souffrances créées de toutes pièces dans un souci égoïste de sanctification, Maître Eckhart affirme par exemple que "Tous ceux qui s'accrochent à leur moi égoïste dans des exercices de pénitence et de discipline externe dont ils font grand cas, ne sont appelés des saints que selon les apparences; intérieurement, ce sont des ânes, car ils ne comprennent pas le sens véritable de la vérité divine".

Confronté à la souffrance et à la mort, l'homme ne peut que reprendre à son compte la supplique du Christ pendant son agonie : "Que cette coupe s'éloigne de moi". L'athlète spirituel s'empresse d'ajouter : "sauf si elle sert." L'image de la coupe utilisée dans cette supplique est d'un richesse tout à fait exceptionnelle puisque non seulement elle rejoint l'image du Graal (et est, consciemment ou non, à l'origine des versions chrétiennes de la légende), mais qu'en plus, par une heureuse homonymie, la "coupe" est le symbole même de toute douleur! "Que cette douleur s'éloigne de moi, sauf si elle sert" est un préambule aux questions du Graal et au mystère de la souffrance rédemptrice.

Lorsque douleur et souffrance servent à abolir les divisions engendrées par l'ego, elles ont du sens et témoignent de blessures et de fardeaux devenus initiatiques. "On ne guérit une souffrance qu'à condition de l'éprouver pleinement" a écrit Proust; "Si la souffrance n'est pas réparatrice, je veux la rendre telle" affirme Katherine Mansfield; et David Le Breton de conclure "Comprendre le sens de sa peine est une autre manière de comprendre le sens de sa vie".

Servir, Réparer, Soulager, Guérir : s'entraider

Dans la pratique, une réflexion sur le sens profond des mots qui parlent de douleur, de souffrance et de service n'a jamais soulagé personne d'un mal de dent, du SIDA ou du mal de vivre même si le fait de poser des questions chargées de sens en fournit aussi les réponses. Nous devons passer de la théorie à la pratique pour identifier et réparer nos ruptures, soulager nos souffrances, et guérir le Roi malade. Cette transition repose sur l'observation de Jean Rostand lorsqu'il affirme avec humour que "Le pire inconvénient des actes, c'est qu'ils finissent par agir sur la pensée". L'ego n'étant que pensée, consciente ou inconsciente, c'est par la "pratique du service" qu'on convertit une pensée qui divise en pensée qui guérit et qu'on s'affranchit par le fait même de la dictature de l'ego. L'acte de service le plus élémentaire est de rejoindre l'autre dans sa souffrance. "Guérir" a la même racine que servir et, nous l'avons mentionné, le thérapeute n'est autre que le serviteur. "Soulager" est, à la lettre, alléger en se plaçant sous le fardeau de l'autre, partager sa souffrance, souffrir avec, littéralement compatir. La "patience" est une oeuvre de souffrance, un fardeau qu'on se doit de porter dans un sens qui sert l'unité. Le guérisseur est celui qui épaule, tend la main, "touche" et se laisse toucher. Le symbole des mains, organes du toucher, est depuis longtemps associé à l'idée de guérison. Avant de signifier la main, le latin manus désignait tout simplement ce qui est "bon". Cheir, la main en grec, nous a donné la chiropraxie et la chirurgie, deux arts thérapeutiques où les mains guérissent. Chiron, le célèbre centaure mythologique était aussi guérisseur. Toucher l'autre, c'est créer un pont, faire oeuvre de réparation et de guérison.

Un tour d'horizon, aussi rapide, soit-il des grandes interrogations de l'homme face à la souffrance serait incomplet sans aborder la révolte que soulève toute souffrance qui semble ne servir personne. C'est le cas notamment de celle des enfants dont Camus disait "je refuserai jusqu'à la mort d'aimer cette création où des enfants sont torturés". À cours de ressources face à certaines souffrances, il est sage de revenir aux questions de la quête du Graal: "Qu'est-ce qui te trouble? À quoi et Qui sert-il?" Le trouble commence en nous dans l'écho des douleurs non guéries de notre enfance et de toute douleur dont nous avons été ou sommes encore les victimes, les perpétrateurs ou les témoins passifs. C'est notre isolement qu'interpelle toute douleur comme pour nous inviter à y mettre fin en priorité. En ce sens, la souffrance ressentie par le témoin révolté de la souffrance des "innocents" devient porteuse de guérison s'il sait en distinguer les racines en lui et lui donner un sens. L'humus de notre "humanité" regorge ainsi de souffrances dont le sens n'émerge que bien après l'apaisement des cris et des gémissements. "Autre est le semeur, autre le moissonneur". "D'autres ont labouré et vous êtes entrés dans leur labour". Le "labour", c'est ce qui déchire. C'est aussi le "labeur", travail "pré-paratoire". D'autres ont souffert et nous avons moissonné leurs champs de souffrance. "La douleur est une incision de sacré". Le reconnaître n'est pas faire l'éloge de la douleur, c'est se hisser au sommet de la douleur accomplie comme sur un promontoire pour y découvrir une vision nouvelle. Les liens de solidarité qui se resserrent devant une catastrophe naturelle sont un autre exemple de la transmutation de la douleur en service. Les exemples de réalisations humanitaires unificatrices enracinées dans des expériences d'abord douloureuses abondent. Il y en aurait long à dire au sujet de l'occasion que nous manquons quotidiennement de bénéficier des vertus thérapeutiques de la souffrance et de la mort en les occultant ou en les stérilisant dans un décor institutionnel. On peut à ce titre se réjouir de l'émergence de services de soins palliatifs où l'accompagnement des mourants redonne à la mort sa juste fonction de Grand Thérapeute. Toute crise, (du grec krino, trier, séparer comme sur un crible) est, par définition, un moment de choix qui implique à la fois une perte et donc une douleur et un mouvement de joie vers un nouvel équilibre, une croissance, un épanouissement, une transcendance. Le sens étymologique de la "joie", qu'on le cherche dans le latin jubilo ou gaudeo ou dans le grec getheo, exprime en effet un mouvement d'union qui émane des profondeurs, du ge de Geos et de Gaïa, pour rejoindre le sacré, le theos de l'apothéose. De profundis clamavi ad te, Domine (des profondeurs j'ai crié vers toi, Seigneur), l'archétype même du cri de douleur est ultimement un cri de joie. "Certes, cela fait mal quand les bourgeons éclatent, aussi n'est-il printemps qui n'hésite à fleurir".

"Chacun de nous, sans doute, écrit Louis Lavelle, ne songe qu'à rejeter la douleur au moment où elle l'assaille; mais quand il fait un retour sur sa vie passée, alors il s'aperçoit que ce sont les douleurs qu'il a éprouvées qui ont exercé sur lui l'action la plus grande; elles l'ont marqué: elles ont aussi donné à sa vie son sérieux et sa profondeur; c'est d'elles aussi qu'il a tiré sur le monde où il est appelé à vivre et sur la signification de sa destinée les enseignements les plus essentiels." Un de ces enseignements est que l'abolition artificielle de la douleur sans que soient réparées ou au moins identifiées les ruptures qu'elle signale marquerait le triomphe d'une paresse ultime et aboutirait à une léthargie individuelle et collective dont nous nous approchons dangereusement. L'anesthésie chronique et générale de l'être humain scellerait son renoncement à la liberté de choisir le sens de sa vie et de le manifester dans son art, sa religion et sa compassion. La création ne sera complète que lorsque l'espace qui sépare le doigt de Dieu de celui d'Adam sera comblé. Nous pouvons y contribuer par un effort qui consiste à poser d'abord les questions justes et à pratiquer le service véritable chaque fois qu'une rupture devient manifeste en nous et entre nous. Là se situe la souffrance réparatrice qui permettra au roi malade de retrouver sa vigueur et à la terre de redevenir fertile.

Notes

Cet article a été publié dans la revue Frontières, Revue d'information, de réflexion et de vulgarisation scientifique sur la mort et le deuil, Automne 95, Vol.8, No 2, Université du Québec à Montréal, Bureau A-4550, C.P. 8888, Suc.A, Montréal, H3C 3P8 tél. (514) 987 8537 et dans la revue Question de, No105, Albin Michel, 1996, p. 210
© D.Laguitton, 1995
1- CHRÉTIEN DE TROYES, "Perceval Le Gallois ou Le Conte du Graal", traduit de l'ancien français par Lucien Foulet, dans La légende arthurienne, sous la direction de Danielle Régnier-Bohler, Paris, Robert Laffont, 1989, p. 134; Il fallait demander : "de coi se servoit ne cui on en servoit".
2- VON ESCHENBACH, W., Parzival, New York,Vintage Books, 1961, p. 415; la question était : "Waz wirret dir?".
3- LE BRETON, D., Anthropologie de la douleur, Paris, Métailié, 1995, p. 39.
4- SHIPLEY, J. T., The Origin of English Words, Baltimore, Johns Hopkins, 1984, p. 7.
5- Ibid., p. 287.
6- PICOCHE, J., Dictionnaire étymologique du français, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1983, p. 503.
7- JUNG, C. G., Mysterium Coniunctionis, Translated by R. F. C. Hull, Princeton, Bollingen Foundation, 1963, p. 380.
8- BECKER, E., The Denial of Death, New York, The Free Press,1973.
9- LE BRETON, D., Anthropologie de la douleur, p. 165.
10- ANONYME, Traduction oecuménique de la Bible, Toronto - Montréal, Alliance biblique universelle - Le Cerf, 1977.
11- CHOURAQUI, A., Traduction de la Bible, Desclée de Brouwer, 1989.
12- PICOCHE, Dictionnaire étymologique du français, p. 66.
13- LAGUITTON, D., Lâcher prise et trouver la vie, chez l'auteur, 1, rue Principale Nord, Sutton, Qc, Canada, J0E 2K0, 1994 (détails sur le World Wide Web, mot-clé laguitton) 14- JOBIM, A. C., De MORAES, V., A Felicidade, chanson du film Orfeu da Conceiçao, Brésil, Polygram discos ltda, 1980.
15- C. JUNG, "The Conjunction", dans Mysterium Coniunctionis, chap. VI, p. 457.
16- LE BRETON, Anthropologie de la douleur, p. 169.
17- PICOCHE, Dictionnaire étymologique du français, p. 610.
18- LEBAIGUE, Ch., Dictionnaire Latin-Français, Paris, Eugène Belin, 1960, p. 1154.
19- PICOCHE, Dictionnaire étymologique du français, p. 735 et SHIPLEY, J. T., The Origin of English Words, Baltimore, Johns Hopkins, 1984, p. 187.
20- LAGUITTON, D., La voie du coeur selon un sage, interprétation et commentaire sur le Tao Te King de Lao-Tseu, chez l'auteur, 1, rue Principale Nord, Sutton, Qc, Canada, J0E 2K0, 1993, chap. 13. (détails sur le World Wide Web, mot-clé laguitton)
21- FOX, M., Breakthrough : Meister Eckhart's creation spirituality in a new translation, Garden City NY, Doubleday, 1980, p. 203.
22- PROUST, M., "Albertine disparue", dans À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard.
23- MANSFIELD, K., Le Journal, Club des libraires de France, Paris, p. 316, cité par D. Le Breton.
24- LE BRETON, Anthropologie de la douleur, p. 107.
25- ROSTAND, J., Pages d'un moraliste, Paris, Fasquelle.
26- PICOCHE, Dictionnaire étymologique du français, p. 610.
27- CAMUS, A., La Peste, Paris, Gallimard, 1947, p. 240.
28- A. CHOURAQUI, Évangile selon St Jean, 4, 37.
29- LE BRETON, Anthropologie de la douleur, p. 18.
30- K. BOYE, cité dans Une feuille à la fois, pensées quotidiennes pour la recherche de l'enfant en soi, D. Laguitton, 1, rue Principale Nord, Sutton, Qc, Canada, J0E 2K0, 1992, p. 82. (détails sur le World Wide Web, mot-clé laguitton)
31- LAVELLE, L., Le Mal et la Souffrance, Paris, Plon, 1940, p106, cité par D. Le Breton.

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